Qu’elle ait profondément ébranlé nos certitudes ou simplement confirmé ce que nous pressentions déjà, la crise liée à l’épidémie de Covid-19 n’a pas plus que les corps épargné les esprits. La stupeur dépassée, l’envie de dé-zoomer un peu se fait sentir. En bons périgourdins, on pense alors à Montaigne, notre penseur né au cœur du vignoble de Montravel, et à son ami le sarladais La Boétie. Quels regards auraient-ils porté sur tout cela ? C’est la question que nous avons posée à Romain Bondonneau, président de l’association Périgord Patrimoine et directeur de publication des Editions du Ruisseau.
Le Mag 247 : Vous avez consacré vos deux dernières publications aux humanistes Montaigne et La Boétie. Au-delà du caractère patrimonial périgourdin, pourquoi s’intéresser aujourd’hui à ces deux auteurs ?
Romain Bondonneau : Nous avions consacré le premier numéro de notre collection Sédiments à La Boétie. Dédier le numéro 10 à Montaigne était une sorte de clin d’œil. C’est surtout l’aboutissement de plusieurs années de lecture. Car si 3 ou 4 citations de Montaigne occupent le discours public, en dehors des universitaires « montaignistes », peu de gens ont finalement lu Les Essais. L’enjeu était donc de le sortir du statut de simple objet d’étude pour le rendre accessible à tous et montrer en quoi il est incroyablement moderne et peut continuer à nous parler. Quant au Petit La Boétie illustré qui inaugure notre nouvelle collection Silex de petits textes qui font des étincelles, la démarche fut un peu différente. Nous sommes partis cette fois de l’historique des illustrations du Discours de la servitude volontaire. La première, une carte postale anarchiste, date de 1911. Pour compléter ces illustrations, nous avons fait appel à une douzaine de dessinateurs de presse français et étrangers. Boris Cyrulnik a accepté d’en rédiger la préface.
Il a choisi de le faire sous un angle très personnel, en expliquant comment La Boétie lui avait permis de comprendre les collectifs humains. La postface, signée de la cinéaste franco-chilienne Carmen Castillo [1], apporte un éclairage plus politique. Dans un cas comme dans l’autre, on sort du contexte purement universitaire pour ancrer l’œuvre de La Boétie dans la « vraie » vie.
[1] Carmen Castillo a notamment réalisé le film documentaire Rue Santa Fe. Sorti en 2007, le film porte sur la mémoire et l’Histoire du Chili, et dénonce la dictature de Pinochet.
Le Mag 247 : Selon vous, quels regards auraient-ils porté sur la crise que nous traversons ? En quoi leurs écrits peuvent-ils être éclairants, réconfortants, voire inciter à l’action ?
R.B. : Montaigne et La Boétie sont des écrivains de la crise. Ils ont écrit alors que la France était déchirée par les guerres de Religion. Quand il était maire de Bordeaux, Montaigne a dû quitter la ville pour échapper à la peste, La Boétie mourût très jeune, à 32 ans, d’une maladie contagieuse. Montaigne nous dit que « Le monde n’est qu’une branloire [2] pérenne. » et que « Parmi nos maladies, la plus sauvage est mépriser notre être. ». Il nous invite autant à la lucidité qu’à cultiver notre goût de vivre.
La Boétie, lui, est l’auteur du Discours de la servitude volontaire, qui, au fil des siècles et des révoltes, est devenu le bréviaire de toutes les insoumissions. Il nous dit en somme que le tyran ne tient que parce qu’on consent à obéir. On pense bien sûr à ce qu’il se passe actuellement en Biélorussie, mais pas uniquement. Le Discours est en cours de traduction en Chine. Mais pas encore à Taïwan, car le texte fait encore peur à la dictature communiste. Et les nazis l’avaient interdit lorsqu’ils ont envahi la Belgique. On peut être fiers de notre petit sarladais !
[2] une balançoire
Cette crise multiforme que nous traversons nous oblige à un moment de lucidité aigüe entre réchauffement climatique, inégalités sociales et défiance démocratique… Pendant le confinement, on a pu voir par exemple que la société tenait par le dévouement de certaines populations. Ce retour de la dignité des invisibles pose la question du sens et de l’utilité sociale. L’humanisme de Montaigne et La Boétie peut servir de boussole pour ces temps troubles. Ils nous invitent à revenir aux fondamentaux – prendre soin des gens qui prennent soin par exemple – et insistent notamment sur l’importance de l’amitié dans laquelle La Boétie voit « une chose sainte », seule manière de se dégager de la domination. Montaigne, lui, rendra un hommage posthume à son ami en lui dédiant Les Essais. Mais surtout il nous dit ceci : « Notre grand et glorieux chef d’œuvre c’est de vivre à propos ». Être lucide, mais continuer à vivre. Nous sommes au pied du mur, faisons donc ce grand saut vers l’humanisme avant l’effondrement intégral, adoptons une lucidité heureuse. C’est ce qui peut finalement nous sauver.
Le Petit La Boétie illustré
Les Editions du Ruisseau · 2020
96 pages
15€
Montaigne et nous
Revue Sédiments N°10
Les Editions du Ruisseau · 2019
104 pages
20€
Les publications des Editions du Ruisseau sont disponibles sur le site web de l’association Périgord Patrimoines : www.perigord-patrimoines.com
Texte Alexandrine Bourgoin